Je suis rentrée en 6ème à l’âge de 10 ans, je me suis sentie complètement perdue. Le collège était immense comparé à ma petite école primaire, un immense portail couleur verte, déjà rouillé, invitait à prendre une large allée bordée de végétation. Au bout se tenait un grand bâtiment gris clair de plusieurs étages comprenant de grandes fenêtres et à l’arrière, se trouvait une grande cour et une autre bâtisse d’une dimension identique. Le nombre impressionnant d'élèves était à la hauteur de la taille du collège. Je me retrouvais dans la même cour que des grands qui fumaient et dont la puberté naissante faisait apparaître l’ébauche d’une barbe, des presqu’hommes. Je n’avais pas grandi aussi vite qu’eux, je n’étais encore qu’une enfant qui se retrouvait une fois de plus parachutée, à l’instar du bâtiment de la cure thermale, au milieu des plus vieux et se sentant seule au monde. Mes copains de primaire avaient été envoyés dans un établissement à l’autre bout de la ville. Décidément cet isolement contraint ne me lâchait pas, j’étais destinée à rester seule. Je cherchais désespérément un visage familier mais n'apercevait que des inconnus.
Pour couronner le tout, dans ma classe, sur une trentaine d’élèves, nous n’étions que 3 filles, ce qui n’allait pas manquer de corser la situation. On sait bien que trois est toujours plus compliqué que deux et pour ne pas contrarier cette croyance, Isabelle et Christine furent amies dès le premier jour, ce qui m’imposa une exclusion et compliqua nettement mon intégration.
Cette solitude me collait à la peau comme un vieux chewing-gum, à croire que j’étais née pour l'endurer, sans pouvoir m’en échapper, une prison invisible mais bien présente, une destinée.
J’avais un an d’avance en comparaison des élèves de ma classe, je jouais toujours avec mes poupées Barbie, je me raccrochais encore au père Noël, j’avais le sentiment d'atterrir dans un monde parallèle ou dans une autre époque. J’étais encore très naïve. Le choc fût violent.
Le collège, comme chacun sait, nous contraint à changer de classe à chaque cours, ce qui déclencha de terribles angoisses : ne surtout pas se perdre dans les couloirs, bien noter l’étage et le numéro de classe, ne pas attirer l’attention, ne pas se faire remarquer, ne pas déranger…C’était le défi de chaque heure, une véritable épreuve. En même temps, il fallait se familiariser avec les différentes personnalités et caractères de nos professeurs, et s’adapter aux cours distincts de chacun d’eux. Moi qui adorais tout analyser, j’avais du pain sur la planche. Trop, je me sentais dépassée et désemparée.
Dans la cour, j'errais seule en traînant mes savates, en tentant d’avoir l’air totalement décontractée et sûre de moi, comme si c’était par choix, par option délibérée de ma part. Je ne trompais personne. On lutte sans relâche pour camoufler nos fêlures, notre intimité pour ne pas donner de grain à moudre aux autres. Je simulais un intérêt quelconque pour un livre, une action qui se passait en dehors des grilles, je prenais un air préoccupé et réfléchi. Un seul en scène lourd à porter.
Je reprenais mon passe-temps favori, sans me faire remarquer et de loin, je scrutais et étudiais chaque personne, fille ou garçon, surveillant, professeur ou directeur. Je m’imprègnais de tout ce que je découvrais, les tenues vestimentaires, la façon de se comporter, les tics, les regards, les cris, les moments de gênes, tout. J’avais la conviction que pour pouvoir m’integrer, il fallait que je devienne comme eux, que je calque tout.
Leurs vêtements paraissaient à des années lumières des miens, fidèles à cette image de petite fille modèle, alors que les années 75 propageaient des modes qu’on nommait “baba cool” ou “funk”, entre autres. Ma mère avait ressorti une de ses vieilles robes des années 60, très jaune, plissée et col claudine, qu’elle avait fait ajuster à ma taille par sa mère couturière. Marie répétait avec dédain, que pour elle, elle s’achetait des tailleurs de marques hors de prix mais que pour moi, elle reprenait ses vieilles robes qu’elle rapiécait. j’avais honte de la manière dont j’étais habillée, si j’avais pu m’échapper, me volatiliser, me cacher dans un trou de souris, je l’aurais fait. On ne voyait que moi alors que j’aurais souhaité disparaître. Chaque groupe de jeunes me regardait passer en ricanant. Au fil des semaines, j’étais devenue la risée de tous. Il ne fait pas bon être différent dans un collège.
J’étudiais de la même manière les comportements, les discours, les goûts, j’avais tellement envie de leur ressembler, avoir une vie sociale, des amis, de vieillir un peu. Je les enviaient.
Ils riaient, sortaient, discutaient, chahutaient ensemble, ils semblaient si proches et inséparables.
Moi, je trainais les pieds seule, rasant les murs, déambulant dans ma robe jaune vieilli, ou mon pantalon en velours vert pomme et mon sous-pull orange, ne sachant ou me diriger, perdue dans l’immensité de ces batiments, riant, sortant, discutant et chahutant avec personne. Pour couronner le tout, j’étais bien trop timide pour aller vers eux, je me sentais tellement inutile, gauche, convaincue d'être bête et de n’avoir aucune conversation.
A cette époque, je n’allais plus chez ma grand-mère, ayant pris de l’âge et étant malade, il fallait la ménager, alors je rentrais directement à pied à la maison. Je mettais environ 30 minutes en flânant, ce qui me permettait, surtout l’hiver, d’apercevoir l'intérieur des maisons éclairées, la décoration et la chaleur qui y régnait. Cela semblait si doux. Je pouvais contempler les mamans qui ne travaillaient pas s’affairer en cuisine pour préparer le dîner, et aider les enfants à faire leurs devoirs. Je pouvais distinguer les enfants plus jeunes courir et jouer dans le salon, rire aux éclats, caresser le chat allongé de tout son long sur le rebord de la fenêtre, les pattes en l’air en offrant son ventre aux câlins des gamins et ronronnant à tel point que je pouvais presque l’entendre du dehors. Ses intérieurs paraissaient si chaleureux, emplis de joie, de bonheur et de vie. L’herbe semble toujours plus verte ailleurs, je n’étais pas dupe mais j’avais envie de croire que là se trouvait le bonheur et la sérénité.
Quand j’arrivais chez moi, la clé autour de mon cou, j’ouvrais la porte sur une maison vide, sombre, triste et sans vie, identique à ma journée. Ma mère rentrait tard et mon père était souvent en déplacement. Je me servais un bout de pain, que j’ouvrais en deux et que j'accompagnais de beurre et de carreaux de chocolat au lait en guise de goûter et je montais le dévorer dans ma chambre.
Allongée sur mon lit, je me remémorais les beaux garçons que j’avais croisé dans la journée, vêtus de jeans usés, de veste en daim, de foulards autour du cou et de clarks aux pieds, les cheveux mi-longs pour la plupart, tout en ayant conscience qu’ils ne me regarderaient jamais, moi la petite fille hors du temps, si insignifiante.
Les filles étaient belles, arborant leurs cheveux longs, en jean rapiécées avec de jolis hauts fleuris ou de couleur mauve, la couleur de l’époque. Nous étions dans les années David Hamilton, à cette période où il était très en vogue (et que nous ne savions rien sur lui des actes odieux dont il sera accusé plus tard par ses victimes), ses photos mettaient en scène des jeunes filles, légèrement vêtues de robes fluides, en dentelle, avec un aspect flou qui leur donnaient un air très romantique, comme le poster que j’avais accroché sur le mur de ma chambre.
Je me sentais en décalage absolu. J’avais le sentiment que cette étape du collège était comme une montagne à gravir, il me semblait que je n’aurais jamais la force d’emprunter ce chemin si raide et abrupt, jonchés de cailloux tranchants, de plantes recourbés dans le dessein d’arracher et d’égratigner mes genoux immaculés sous un ciel violet et menaçant. Rien ne paraissait à ma portée, profondément inaccessible. Je m’en voulais de cette faiblesse, de ce manque de volonté et de capacité, alors j’allais rester toute ma vie vouée à cet abandon ? je me cachais et m’enfonçais sous mon oreiller et je pleurais.
On est une proie facile lorsqu’on est seule, différente et sans amis protecteurs, certains le comprennent vite et en profitent aisément. C’est ce qu’il se passa avec Stéphane S., il repéra sa cible, définit l’endroit ou elle ne pourrait pas lui échapper et passa à l’attaque. Il courait vers moi, seul au début puis en bande, il m'attrapait, me collait au sol pour me peloter de toutes parts. Sous son poids, je ne pouvais plus bouger, à peine respirer, il tripotait mes seins naissants, mes hanches, mes cuisses et passait ses mains entre mes cuisses pour atteindre mon sexe qu’il empoignait avec rage. Est-ce que c’était ça tomber amoureux ? Il s’en donnait à cœur joie, devant les pions et les profs souriants et ironisants devant ces jeux d’enfants ou qui, lâchement, détournaient leurs regards. Les élèves, eux, étaient hilares et ne loupaient rien du spectacle. Jamais un surveillant, un professeur ou un élève ne dénonça ces agissements, cela amusait le plus grand nombre, un divertissement malsain et gratuit, à portée de main, qui animait les récréations et alimentait leur conversation, mais rien de plus.
La proie facile que j’étais ne valait pas la peine d’être défendue. Cela dura une année entière ou quotidiennement, je fus la cible de ces attaques sexuelles qui au départ n’impliquait que Stéphane S. mais qui au fur et à mesure entraîna ses copains avec lui. Cela devint le rituel, quasiment journalier, de la cour de récréation, une exhibition nauséeuse, un show sordide. Malgré que tout ceci soit totalement déplacé et défendu, je préférais encore ça au vide, au moins j’avais une attention, plus que limitée, brutale, sauvage et abject certes mais une personne s'intéressait enfin à moi. Oui, je l’avoue, quand je sortais de cours et que j’arrivais dehors, je le cherchais du regard. Je le redoutais autant que je l’attendais. Ce fut ma première relation toxique. Une histoire unilatérale, violente et malsaine dont je me satisfaisais, faute de mieux. J’avais au moins la sensation d’exister pour quelqu’un qui, peut-être, m’aimait ?
En classe, mes notes suivaient encore, j’étais toujours une bonne élève en sixième et en cinquième. Malgré mon mal-être grandissant, mes résultats scolaires ne semblaient pas impactés. Je tentais d’imposer progressivement un nouveau look, plus “cool”, à mes parents qui commencèrent à céder. Je grandissais et je gagnais quelques petits points de liberté ! Je pouvais arborer une nouvelle tenue à base de jean usé, pull, basket et foulard violet. J’avançais, j’y étais presque !
Cependant, j’étais toujours aussi seule, personne, à part Stéphane S., ne s'intéressait à moi, pas un de ceux que j’admirais avec envie ne m’adressait la parole, jamais invitée dans aucune boum et faisant le chemin de la maison au collège désespérément seule. J’avais bien une voisine, Corinne, une voisine de la rue d’à côté, avec qui j’avais sympathisé mais qui ressemblait trop aux copines que ma mère adorait. Je voulais découvrir autre chose que ce que je connaissais déjà et qui ne m’amusait pas du tout. Je voulais absolument me rapprocher de ceux qui me faisaient rêver, ceux qui semblaient un peu rebelles, en marge. C’était eux que je souhaitais atteindre, ils me fascinaient.
Je rentrais en quatrième. Stéphane S. avait déménagé durant les grandes vacances, je ne le croiserais plus. Curieusement ou pas, j’étais triste. Je commençais à décrocher, les cours m’ennuyaient, je n’y trouvais aucun intérêt, ils me semblaient fades, insipides, une récitation monotone des connaissances. Je rêvais, d’ailleurs mes professeurs le notaient sur tous mes bulletins scolaires : “rêve”, “peut mieux faire”, “pas assez attentive”. Je préférais m’envoler, imaginer tout ce que la vie pouvait me réserver, toutes ces diverses choses que j’avais à ma portée, je me posais des tas de questions, tout le temps, c’était incessant et fatiguant mais l’école n’y répondait pas.
Je me sentais frustrée. Quand on est adolescent et que la pression du choix de l’orientation s’intensifie, qu’on le redoute car on ne sait pas quelle direction prendre, et qu’on ne veut surtout pas reproduire la vie de nos parents, métro-boulot-dodo, on s’invente une vie riche et passionnante, comme celles des artistes, peintres, chanteurs, sculpteurs, écrivains, etc… mais surtout pas dans un bureau, ou à l’usine, ou autre… pas moi ! Je redoutais cette vie toute tracée, routinière et monotone, je rêvais de passion, d’évasion, d’anticonformisme et de nouveauté, je ne voulais en aucun cas entrer dans ce moule d’une banalité à pleurer, sortir à tout prix de la roue du hamster.
Je commençais aussi à fumer, j’avais gouté mes premières gauloises en les volant à mon cousin Philippe, et étant encore bien naïve, je n’avais rien trouvé de mieux que de l’allumer dans les toilettes, autant dire que je me suis fait attraper !
Par l’intermédiaire d’un ami de l’école primaire, Olivier, dont la maison se situait près de chez mes grands-parents, je fis enfin la connaissance de ceux que je convoitais. J’y passais de temps en temps le mercredi après-midi, quand je trouvais un mensonge à donner à mes parents pour pouvoir y aller : des copines qui devaient m’aider pour faire mes devoirs notamment, celui-ci était valable à toute occasion. Olivier vivait dans une grande maison, qui jouxtait le magnifique sapin de la ville, celui dont j’admirais la décoration majestueuse à Noël. Son père lui avait aménagé un studio au rez-de chaussée, le reste de la partie habitable étant située au 1er étage. Le sous-sol lui était donc réservé, sans avoir d’adultes en surveillance. Autant dire que c’était une très bonne planque à conneries.
Jean-Marc était son meilleur ami, il était très souvent présent. Il était si beau, assez grand, mince, avec des lèvres délicieusement charnues qui invitaient au baiser, des boucles châtain claires qui lovaient son visage avec sensualité, un rire unique et très communicatif. Je l’aimais beaucoup, il semblait si gentil, sensible et doux.
D’autres personnes passaient régulièrement, des filles et des garçons, vêtus du même style. Petit à petit, je m’intégrais parmi ces nouveaux amis avec délectation, on me tolérait, on m’adressait même la parole et on riait avec moi, comme si je faisais partie de leurs cercles d’amis. C’était inimaginable et pourtant c’était là, devant moi, réel.
Ils écoutaient beaucoup de musique, je découvrais “Téléphone”, “Supertramp”, “Dire Strait”, “Génésis”, “Jacques Higelin” “Hubert Félix Thiéfaine” et tant d’autres. Même si j’en connaissais déjà suffisamment grâce à mon père, j’avais cette chance de pouvoir apprécier d’autres morceaux d’anthologie et j’étais assez fière de me faire ma discographie personnelle. Ces groupes de musique passaient à fond, bien entendu, et nous nous vautrions sur divers coussins placés par terre, avec des spots colorés qui dansaient en rythme sur la musique et plaquaient leur chorégraphie sur le mur. On était bien. C’était un formidable sas de décompression. Je découvrais l’album mythique de Fleetwood Mac “Rumours” avec la voix délicieuse de Stevie Nicks, le fameux “Hightway to hell” d’ACDC, le “Cocaine” d’Eric Clapton et tant d'autres. Tout cela était magique, ces nouveaux amis réunissaient mes envies de musique et mon besoin de vivre autrement, mon appétit de croire en de nouveaux horizons, d'accéder à un cercle plus rebelle et inventif que les autres, de partager des discussions aussi diverses que passionnées. Ces instants me remplissaient de bonheur. J'étais appréciée, parfois attendue, j’en retrouvais quelques uns au collège ce qui me permettait de me sentir moins seule.
Nous avions de drôles de dégaines, avec nos foulards, nos jeans 501 usés, nos vestes en daims ou cuirs et nos cheveux longs. Des rescapés des années 70. Nous surfions toujours sur la même vague du “faites l’amour, pas la guerre”, antimilitaristes bien sûr accompagné d’une certaine liberté sexuelle et de pensées anarchiques. On pouvait parler de tout entre nous, de politique, d’avenir, d’amour, de sexe et de la mort, rien n’était tabou, et je n’ai jamais ressenti la moindre différence entre garçons et filles, ou entre diverses origines, nous étions tous identiques et partagions les mêmes conneries, les mêmes discussions, les mêmes fringues, les mêmes joints. Je me créais une nouvelle famille.
Chaque année, en Février, nous partions faire du ski avec mes parents, ils louaient un appartement à Hauteluce, puis, les années suivantes, à la station des Saisies.
Je skiais parfois seule ou avec ma mère, mon père préférait le ski de fond et ma soeur apprenait à l’école de ski. Cette année-là, je fis la connaissance de plusieurs jeunes issus d’une colonie qui passaient leurs journées à la station puis repartaient le soir à plusieurs kilomètres de là, dans leur gîte. J’avais sympathisé avec Eléonore, que tous nommaient Nono, une jeune fille de 14 ans, brune avec de jolies boucles, un visage fin et des yeux noisettes pétillants, assez délurée, vive et drôle. Je passais quelques jours à skier avec eux et en fin d’après-midi, nous jouions au babyfoot. A la fin d’une partie, Nono me demanda :
- "Il faudrait que tu viennes au gîte, on pourrait bien se marrer ! demandes à tes parents ? et moi à la dirlo !"
Ce que je fis le soir même, précisant bien entendu, que la directrice était d’accord. Mes parents acquiescèrent.
Sauf que le lendemain matin, Nono m’appris que la directrice avait refusé la proposition, faute d’assurance compatible avec mon arrivée. Je m’étais fait tout un film sur ma venue dans leur gîte et la soirée que nous passerions tous ensemble et tout tombait à l’eau à cause de cette femme. Qu’à cela ne tienne, j’avais décidé d’y aller, donc j’irais !
Nono me disait que j’étais complètement folle, néanmoins elle ironisait sur le fait que j’en sois capable ou pas. Il ne m’en fallait pas plus pour me convaincre d’aller au bout de cette aventure.
A 18 heures arrivait leur bus, je me dirigeais donc vers lui, sous le regard de mes parents à qui j’avais grossièrement menti, leur expliquant que j’avais discuté avec la directrice qui confirmait l’invitation. Une fois hors de leur vue, je me planquai derrière une voiture et attendis le bon moment pour réapparaître.
Quelques minutes plus tard, je commençais à prendre la route à pied, déterminée, tout en tendant mon pouce bien visible pour faire du stop. A peine cinq minutes étaient passées qu’une voiture s'arrêta sur le bas coté, c’était une famille avec un enfant à l’arrière de la voiture. Je montais, expliquait le lieu-dit ou j’allais qui, par chance, se tenait sur leur route. Durant tout le chemin, nous roulions à quelques véhicules du bus, je jubilais !
La maman me dévisagea, interloquée et me dit :
- "Tu as quel âge ? tu n’es pas un peu jeune pour faire du stop ?"
- "Non madame, j’ai 17 ans."
J’en avais treize tout juste…
Arrivée au gîte, Nono écarquilla ses yeux, elle n’en revenait pas, j’avais réussi. Elle me fît passer par l’arrière du bâtiment, une petite porte dérobée qui donnait accès à un escalier pour parvenir jusqu’à leur chambre. Elle comprenait quatre lits, et autant de copains tous au secret de mon arrivée. Le soir, lorsqu’ils remontèrent du dîner, ils me rapportèrent de quoi manger. On avait tous le sentiment d’être des espions en mission, c’était jubilatoire.
Tard dans la soirée, nous firent le mur tous les quatre, Nono avait appris que dans le village voisin, à environ 7 kilomètres, se tenait une fête. Exaltés par ce début de visite interdit mais si excitant, nous partîmes à pied, de nuit, en chantant et en riant, au beau milieu des routes escarpées, bordées de neige d’un mètre de hauteur, entourés de sapin vertigineux recouvert d’une lourde cape blanche, et à peine éclairé d’un magnifique ciel étoilé. Nous étions en plein rêve. La carte postale était magique. Nous rentrâmes vers cinq heures du matin, comblés et bourrés.
Je dormais sous le lit de Nono quand la directrice vint les réveiller, elle ne remarqua rien. Ils se préparèrent, déjeunèrent, me rapportèrent 2 croissants, et reprirent le bus. J’étais ressorti par la porte arrière et m’étais dissimulée derrière une petite haie.
Comme à l’aller, je pris le même chemin, avec un peu plus d’angoisse que la veille, car si aucune voiture ne me prenait, j’allais être démasquée à coup sûr, et avec mon père, je n’avais pas intérêt. Tout se passa à la perfection : une petite fourgonnette s'arrêta, et par chance suivit le bus, il me déposa juste derrière lui à la station où je retrouvais ma mère.
- "Il faudrait que j’aille remercier la directrice"
- "Heu…. Non non !! Elle n’est pas venue aujourd’hui, elle ne se sentait pas bien, mais ne t’inquiètes pas, je l’ai largement remercié !"
C’est passé comme une lettre à la poste, j’étais tellement fière d’avoir réussi à vivre ce moment si fort mais également d’avoir doublé mes parents, je me sentais légère et un peu rebelle. C’était là, dans ces moments-là, que je me sentais vivre. La peur, l’interdit et un sentiment d’aventure me faisaient vibrer, un souffle de liberté m’emportait, je me sentais exister. Toute mon adolescence, j’ai cherché inlassablement à retrouver ce cœur qui bat, ces frissons passant dans l’ensemble de mon corps et dans ma tête. Ce sont ces moments-là qui me maintenaient vivante.
Rentrée en région parisienne, je continuais à me rendre quelques après-midi chez Olivier, comme je dormais encore le mardi soir chez mes grands-parents, c’était assez facile pour moi puisqu’il habitait presque à côté. Je commençais à bien connaître certaines personnes et en découvrais encore d’autres.
Petit à petit, je les voyais se cacher dans leurs foulards et rire de plus en plus fort, ils marchaient en déambulant et dansaient à la manière d’une chorégraphie tribale. Je compris rapidement que leurs comportement étaient issus de substances illicites, en effet, ils sniffaient de l’eau écarlate ou du trichloréthylène.
Je souhaitais plus que tout appartenir à leur clan, mon désir de faire partie du groupe était encore intact, presque rien ne pouvait m'arrêter. J’avais peur de les perdre, sans eux, je redevenais la fille sans intérêt, seule et sans amis. Je ne voulais pas revenir en arrière, c’était hors de question. Leur monde me faisait vibrer, outre leurs accoutrements, il y avait chez eux un discours que je n’entendais nulle part ailleurs, une volonté de changer le monde, de refuser les règles imposées par la société, de vouloir exister autrement, de parcourir les terres encore vierges, d’explorer l’univers de la spiritualité. Cela m'attirait de sortir de ces chemins tout tracés, ces lignes droites imposées, ces choix de vie que tout le monde suivait par raison, je ne voulais pas être comme eux, pas comme mes parents.
Je décidais de sniffer avec eux, pour embrasser leur monde et aussi pour m’évader, rechercher un soulagement à mes souffrances et mes angoisses. Ce fût le démarrage d’une longue période, animée de hauts et de très bas.
Au début, je mettais peu de liquide sur mon foulard, ne connaissant pas les effets sur moi, j’étais fébrile et je préférais rester prudente. J'augmenterais au fil du temps.
C’est complexe de décrire les réactions, je dirais que cela limitait fortement l’anxiété dont j’étais victime depuis plusieurs années, cette lourde boule au milieu de la poitrine qui me serrait tant, à l’image d’une pieuvre s’introduisant dans chaque partie de mon corps et qui resserrait ses tentacules entre mes seins, elle s’éloignait petit à petit. C’était une impression de légèreté indescriptible. Une sensation d’apaisement et la sensation de découvrir un autre monde, celui ou on se fout de tout, ou rien n’a d’importance, dans lequel on se laisse glisser et dévaler la pente. Un lâcher prise induit par une substance, comme certains le trouveront dans les médicaments ou l’alcool, et dans quelques addictions que ce soit. En plus de cela, on prenait une démarche nonchalante et titubante qui nous amusait, un rien nous faisait rire, les discours qui cheminaient dans tous les sens, parfois avec cohérence, ou sans, on pouvait passer des heures à philosopher sur tout et n’importe quoi, sur l'intérêt des punaises ou de la grenadine, on délirait. Un état second dans lequel on se sentait bien, on n’avait presque plus peur de rien, la vie ressemblait à un vaste cirque drôle et triste à la fois.
Triste, parce que de l'extérieur, c’était pathétique comme spectacle. Il fallait parfois retirer la bouteille des mains de Jean-Marc qui avait du mal à s'arrêter. Ils restaient tous affalés par terre, n’ayant plus de réaction, ne parlant plus, juste partis ailleurs, très loin, trop loin.
Chacun tentant désespérément que cela panse les plaies profondes et toujours béantes, que cela exorcise les démons de nos poitrines enserrées, que cela atténue nos souffrances infiniment tenaces. C’est pour cette raison que nous y revenions toujours pour retrouver cette accalmie de quelques heures, ce bien-être illusoire.