Mon roman - L'invisible


L'invisible - Chapitre 5

C’est lors d’une de ces après-midi que j’embrassais pour la première fois Jean-Marc, sur la musique d’EaglesHotel California, mon premier flirt comme on disait à l’époque. Il était beau, gentil, doux, attentionné et si bienveillant. Il avait un rire communicatif dont je garde encore précieusement le souvenir. Notre relation n’aura duré qu’un mois, séparés par les vacances d’été. Mais il devint un de mes meilleurs amis et le resterai pendant de longues années.

Mes notes chutaient, ce qui rendait mon père plus menaçant, m’interdisant de sortir les week-ends ou seulement deux heures, de quatorze à seize heures les samedis. Je redoublais ma quatrième, et me retrouvais de nouveau isolée dans ma classe, ne connaissant personne. C’est fou comme une année à cet âge-là peut sembler une décennie. Néanmoins, c’était moins redoutable, car je faisais partie d’un clan, maintenant les plus jeunes me regardaient comme moi j’avais découvert les autres. Je fis la connaissance d’autres amis, pas davantage fréquentables que les premiers. Je passais du temps avec les uns et les autres, selon mes envies.

Je commençais à fumer du cannabis, shit, herbe, huile ou on le partageait en gâteau, tout était prétexte. Je buvais aussi de plus en plus souvent, du Malibu (très à la mode dans ces années-là), de la Vodka, du Gin, du Get 27, tout ce qu’on pouvait trouver était bon, ce n'était pas le goût qui nous guidait, mais l’effet garanti d’une alcoolisation. Nous tentions de déclencher cette ivresse qui atténuait tant nos fêlures et nos angoisses.

Comme, au mieux, je n’avais que deux heures les samedis après-midis, suite à la punition de mon père, je m’efforçais de ne pas en perdre une minute. Dès que j’arrivais chez mes amis, je commençais tout de suite à sniffer ou fumer, de cette façon j’avais deux heures pour en profiter. Quelque soit l’endroit ou j’allais, il y avait toujours ce qu’il fallait pour se défoncer.

Lorsque nous étions chez Stéphane B., on écoutait en boucle “Starway to heavende Led Zeppelin ou le tout aussi magnifiqueSay it and sode Murray Head. Ces deux morceaux participaient à la naissance de flirts, les autres couvraient nos discussions, nos délires, nos danses; ils animaient le moindre de nos mouvements. En étant défoncés, nous percevions la musique de manière exponentielle, les mélodies prenaient des dimensions féériques, la musique me pénétrait et me portait, les rythmes produits par la batterie ou la basse signaient les battements de mon coeur, le son des guitares ou saxos me faisaient l’effet d’une respiration ou, quand les notes montaient dans les aiguës, elles semblaient simuler des cris de désespoirs. J’entrais dans un nouveau monde dans lequel les sons exaltaient. Ma sensibilité extrême me permettait de vivre intensément ces instants, j’avais le sentiment d'être pleinement présente et entière dans ces moments-là. Je brûlais d’envie de m’y engouffrer, de m’y perdre, dans les images et le bonheur que cela me procurait. Je n’écoutais pas la musique, je la vivais, je la ressentais vibrer au plus profond de mon corps.

Sous l’emprise de ces drogues, nous philosophions sans cesse, nous tenions des débats sur le sens de la vie, de l’amour, de la mort, sur le fait de réussir sa vie, sur la signification du bonheur… Est-ce que de partir au bout du monde pouvait nous permettre d’élaborer un autre chemin de vie ? Qu’allions nous faire de nos vies ? Qui était Dieu ? existait-il ? A quoi servait la vie ? y avait-il une vie après la mort, si oui laquelle ?

Nous pouvions passer des heures sur le même sujet de conversation, tellement nous avions à débattre et tant nos avis divergeaient. Nous n’y connaissions rien mais nous avions la prétention d’avoir tout compris et nous nous permettions d’élaborer des débats très animés, profonds, en étant convaincu d'être les premiers au monde à y réfléchir. L’insouciance et la naïveté de l’adolescence.

Je finissais ma deuxième quatrième laborieusement. Mes notes ne faisaient que chuter, les annotations étaient désastreuses, “rêve”, “ne travaille pas”, “ne participe pas” “il faut se réveiller”,”manque d’attention et de concentration”, “toujours dans la lune”, “peut mieux faire”. Je n’aimais pas le collège, les cours ne me captivaient pas, je subissais leurs récitations monotones, rythmées par des dates à apprendre par cœur, des têtes de chapitres à souligner, des pages d’écritures à remplir, sans plaisir ni intérêt, comme si on copiait un annuaire sur nos cahiers. Je m’endormais en cours, j’avais du mal à me concentrer. J’avais le sentiment d’apprendre davantage avec mes amis qu’avec les professeurs, je me posais énormément de questions, tout le temps, ça fusait de partout, inlassablement, mais je ne trouvais pas de réponse à l’école. Lorsque j’avais des interrogations sur quelque sujets que ce soit, on me renvoyait toujours la même réponse : “C’est hors sujet”, “ce n’est pas le moment”,”ça ne correspond pas à la leçon d’aujourd’hui”, etc…De sorte qu’au lieu de m’animer, le collège m’éteignait. 

J’avais besoin de vie là aussi, de pratique, de réponse à mes sollicitations, pas de rester des heures assise sur une chaise en bois, à écouter et ressortir bêtement ce qu’on avait entendu la veille ou la semaine d’avant, peu importait si on oubliait quelques semaines plus tard, l’important était de se souvenir des dates, des chiffres, des passages de livres, de vocabulaire en français et en langue étrangère pour pouvoir recracher lors d’une interrogation écrite et espérer une bonne note qui rendait tout le monde heureux et fier.

Nous apprenions pour réciter stupidement. Il ne fallait pas trop creuser ni dévier mais aller au rythme du programme, ni trop vite, ni pas assez, ne pas sortir de ce cadre scolaire rébarbatif.

Je trouvais cela incompréhensible, il ne s’agissait pas d’apprentissage mais de gavage choisi et mesuré. les “trop” ou les “pas-assez” étaient largués sur le chemin, pas le temps, pas les moyens. Alors qu’on apprenait tellement mieux en immersion, en pratiquant, en visitant, en jouant ou avec un correspondant que d’apprendre par cœur des listes de mots, de dates, de noms ou des formules qu’on utilisait jamais.

Durant les cours de français, j’ai toujours trouvé très troublant ces analyses de livres, sans doute que je n’y connaissais rien, mais lorsqu’on lisait un livre de Zola et que le professeur de français expliquait sérieusement que le mot ou la phrase détaillant la branche d’un arbre cité à la page 42 faisait référence à une action se déroulant page 58, je me demandais comment il pouvait savoir cela ? Est-ce que Zola avait laissé des traces de ces improbables analyses ? Était-ce réellement de cette façon dont l’écrivain couchait son histoire sur ses pages blanches ? Avec un calcul et une intrigue mathématique ? Un jeu de piste pour emmener le lecteur dans une enquête d’une forme littéraire ardue ? J’en doutais fortement et ces analyses et critiques, décortiquant le moindre mot, gâchaient mon rêve et mon imagination induites par ces histoires. J’aurais tant aimé me replonger dans l’époque de ces romans, l’histoire de l’écrivain et de son livre, comment le roman avait-il été reçu par la critique ? pourquoi il avait fait polémique ? mais même si cela figurait bien dans ces leçons, c’était si infime. Ils m’auront dégoûté de la lecture durant de nombreuses années.Je crois aussi que commencer par des romans de cette envergure est le meilleur moyen pour démoraliser les jeunes de l'intérêt de la lecture. Débuter l’apprentissage de la littérature par des auteurs comme Racine, Balzac, Proust ou Sartre peut être vécu comme un repoussoir car l’analyse et le décorticage prennent le pas sur la découverte et le voyage de l’esprit. A mon sens, la lecture devrait s’initier par des écrivains accessibles pour les élèves de 11 à 14 ans, afin de leur donner le goût et l’envie de poursuivre. Je ne me suis jamais autant ennuyé qu’en cours de français, et pourtant j’adore la littérature aujourd’hui.

J’ai souvent comparé cela à la cuisine gastronomique, lorsqu’on vous sert un plat, si on vous explique comment a été vidé le poisson ou la volaille, ou qu’on vous décortique le nombre de protéines, de glucides ou de lipides, je suis convaincue que cela entacherait notre dégustation. Le mystère de l’élaboration et de la préparation sont nécessaires pour nous plonger dans l’émotion et les ressentis.S’évader avant de savoir pourquoi, rêver avant d’analyser.

La seule matière où je m’éclatais était le dessin, je tiens cela de ma mère. Elle aurait aimé devenir styliste et réalisait beaucoup de croquis de femmes, lorsque je la voyais dessiner, je faisais de même. Ses dessins me fascinaient, elle ne créait que des femmes, des figures de mode longilignes et très minces, elles portaient des tailleurs et des robes très sophistiquées, accompagnés de chapeaux à plumes ou à fleurs, des sacs à main en cuir et de chaussures à talons. Elle avait raté sa vocation comme on dit, mais à cette époque-là, les jeunes filles se devaient d’être secrétaires et rien d’autre. Je n’étais forte que dans ce cours et celui de la musique. Mon père n’avait de cesse de dire :” Ah s’il existait un Bac musique, c’est sûr que tu l’aurais eu avec mention très bien !!” Je savais de qui tenir. Encore merci Papa pour ce formidable héritage.

Quand ma mère reçut le bulletin de fin d’année de cette deuxième quatrième, elle se mis à hurler, me disant que je la décevais, que je me moquais d’eux, que je me foutais de tout, que je n’étais bonne à rien, que je leur pourrissait l’existence et que je ne ferais jamais rien de ma vie. Je décidais de monter dans ma chambre pour y retrouver le calme, mais elle me suivit, et m’attrapa sur le palier, s’égosillant, rugissant de colère, haletant, elle commença à me gifler, me frapper comme une forcenée, je me protégeais comme je pouvais avec mes bras, je faisais face à une véritable crise d’hystérie. Elle frappa tout ce qu’elle pouvait, jusqu’à l’arrivée de mon père qui nous sépara.

Elle avait honte de moi, je ne correspondais pas à ce qu’elle attendait de moi, elle n’avait pas prévu, dans son monde idéal, que sa fille file un mauvais coton. Jamais elle ne se posa la question du pourquoi, ni tenta de sonder s’ils avaient une part de responsabilité dans mon début de vie chaotique. La seule chose qu’elle éprouvait c’était que je leur faisais du mal sciemment et sans aucune raison puisque j’avais tout pour être heureuse. Et malgré tout ce qu’ils faisaient pour moi, j’osais ne pas vouloir rentrer dans les cases prédéfinies pour moi.

Je me devais d’être son faire valoir, pas son pis aller.

Tout a toujours été de ma faute, j’étais continuellement responsable du mal-être de ma mère qui engloutissait ses Temestas pour dormir, et qui continuait malgré tout à se taper la tête contre l’oreiller toutes les nuits. Je ne correspondais pas à l’image de la petite fille modèle à laquelle elle rêvait, celle qui aurait confirmé la parfaite éducation de mes parents, celle dont elle aurait été fière. J’avais juste besoin d’amour, de reconnaissance, de soutien, de compréhension, d’encouragement, de partage et surtout d’affection, ce qui me manquait cruellement. Ma mère estimait que je ne manquais de rien, c'est à dire d'un point de vue financier, et que cela suffisait amplement.

Je m’interrogeais sur ma place au sein de ma famille, et je culpabilisais aussi de ne pas m’y sentir épanouie et heureuse car effectivement “j’avais tout pour être heureuse”.

Comment comprendre que quelque chose n’allait pas chez moi ? Je vivais dans une belle maison, mes parents travaillaient et gagnaient bien leurs vies, je partais en vacances, j’avais des cadeaux pour Noël et pour mes anniversaires. De quoi pouvais-je me plaindre ? J’avais un mal profond auquel je ne comprenais rien, un mal-être évident, une souffrance sourde qui me dévorait de l’intérieur. Mon innocence d’enfant avait laissé la place à une adolescente timide, anxieuse, se débattant dans un épais brouillard d’incertitudes et de frustrations. Plus rien ne déclenchait l’envie, j’avais peur de tout et de tous, je n’avais plus d'énergie, plus d’envie, pas d’horizon. Le seul soulagement que je pouvais obtenir se trouvaient dans les substances illicites, qui me permettaient d’entrer dans un monde amnésique ou plus rien n’avait d’importance. J'oubliais tout, jusqu’à m'abandonner moi-même.

Mon père me comparait à ma mère, vantant sa personnalité, le travail qu’elle effectuait et la maison qu’elle gérait, ma mère me comparait à ma sœur et à mes amies, accentuant le fait que je ferais bien de prendre exemple sur elles. Décidément, je n’étais bonne à rien et rendait ma famille malheureuse.

Je passais de justesse en troisième, l’année scolaire démarra avec des interdictions de sorties diverses, ce qui évidemment ne servit à rien.

Dès que je le pouvais, je mentais, racontant que j’avais un exposé à faire chez une copine ou une dissertation nécessitant l’aide d’une amie, ou bien qu’un pote allait m’apprendre quelques notions de mathématique. J’avais une imagination débordante et savait très bien mentir. Chaque fois, je me persuadais que je disais la vérité, comme si je jouais un rôle au théâtre et que ma vie en dépendait, personne n’y voyait rien à redire. C’était mon seul échappatoire.

Mon père tentait de trouver des motivations afin que je me mette à étudier correctement :

  • Si tu as 13 de moyenne, je t’offrirais un scooter”

Sauf qu’il mentait encore plus que moi, car je n’ai jamais reçu ni la balançoire, ni le scooter, ni les divers cadeaux qu’il s’était engagé à m’offrir si mes résultats étaient bons en primaire ou au début du collège. Ils le furent, et pourtant, il n’a jamais tenu ses promesses; je ne tiendrais pas les miennes.

Je fis la connaissance d’un garçon du collège qui se nommait Christophe, et je devins sa petite copine durant plusieurs mois. Souvent, nous allions nous caler dans son garage pour écouter la musique à fond et se vautrer sur un canapé rescapé d’une déchetterie, toute lumière éteinte, sauf quelques spots, grésillants d’un reste d’effets lumineux. Le brouillard ambiant qui rendait cette pièce fantasmagorique venait des nombreuses cigarettes et pétards consommés. L’alcool, plus discret, complétait nos défonces. On écoutait Clapton “Cocaîne”, je découvrais David Bowie, Santana, Genesis et tant d'autres.

Dans ces moments de vertiges, de fausse lucidité, d’abandon insidieux, je me sentais vivre, intensément. Je fuyais, je m’évadais d’une réalité monotone. Je n’étais plus cette petite fille sage, douce, soumise, à l’image construite et imposée, résolument sous emprise, si timide et mal dans sa peau, continuellement en insécurité, vivant toujours dans la peur. Dans cette ambiance onirique, je devenais une autre personne, loin de celle que j’étais avec mes parents, comme un poussin brisant sa coquille. Je croyais à cette nouvelle jeune femme en devenir. En vérité, tout ceci n’était qu’un leurre, je quittais le monde de l’enfance et entrait dans une ébauche de jeune femme, se parant d’un masque faisant illusion. Je me battais pour me fondre dans la masse des autres, ceux qui me faisaient fantasmer, je m’habillais de la personnalité de ceux que je pensais forts et révolutionnaires, je singeais leurs gestuelles et leurs façons de s’exprimer, je prenais pour mienne leurs convictions, je copiais leurs accoutrements, je m’accaparais leurs vies. Je n’étais plus moi, j’étais eux.

Je refusais le modèle de mes parents pour m’enfouir dans un autre, mais au fond, qui étais-je réellement ? A quoi j’aspirais ? Que souhaitait la petite fille tapie au fond de moi ? A quoi desirait-elle échapper et vers quoi voulait-elle tendre ?

Je rencontrais des amis qui m’appréciaient, riaient de mes imitations, de mes vannes, m’écoutaient débattre d’un sujet qui me tenait à cœur. Je devenais une personne à part entière, qui avait le droit, comme les autres, d’avoir un avis, de danser, de rire, de m’exprimer, de vivre quoi ! Mais au fond de moi, je n’étais qu’une poupée brisée, vide, oubliée dans un coin sombre et délabré. Je n’avais jamais pû être une personne à part entière, je me fondais simplement dans un groupe pour avoir le sentiment d'être reconnue et d’exister en tant que jeune fille. Mais qui étais-je ? Celle qui ne trouvait aucune place légitime dans sa famille et était sous emprise ou celle qui prenait l’apparence et le rôle de quelqu’un d’autre ? Finalement, je me perdais dans les deux. Chez moi, mes paroles, mes émotions, mes ressentis, mes croyances, mes envies étaient niées, je devais penser comme mon père et avoir les mêmes aspirations, quant à ma mère, elle s'érigeait en modèle à la plus haute marche et prenait soin à ce que je ne puisse jamais rivaliser. Avec les autres, j'étais une coquille vide qui calquait tout de leurs personnalités pour tenter de combler ce manque, comme un guide à suivre pour la création de mon entité.

Je me découvrais la passion de l’écriture et j’entretenais mon attirance pour le dessin. La première me permettaient de cracher ma haine et ma colère sur papier et la deuxième procurait chez moi comme une sorte d’arrêt temporel, une concentration qui me permettait d'accéder à un monde parallèle que moi seule pouvait créer, peut-être était-ce le seul endroit ou j’avais le droit de penser et d’avancer par moi-même, un lieu de liberté et de méditation.

Je tenais un journal, comme beaucoup d’adolescents, que je planquais, car ma mère le cherchait régulièrement, à l’affût de la moindre information me concernant. Mon père, lui, n’ayant pas d’horaires fixes à son travail, pouvait rentrer très tôt, il en profitait alors pour me suivre à la sortie du collège, pour savoir où j'allais et avec qui, ou me surprendre avec une cigarette à la bouche (ce qui me valût une belle brulure dans le creux de ma main). Mon sentiment d’insécurité grandissait, ma peur ne se limitait plus à la maison mais aussi à l'extérieur. Je me sentais épiée, observée, me retournant souvent pour voir quelle voiture approchait derrière moi. Je sentais quand il était là, proche, me surveillant. Je devais être vigilante, ne pas sortir avec un copain de mauvais genre, ne pas rentrer en scooter, ne pas fumer, etc… Chacun de mes mouvements respirait la défiance.

A la maison, c’était les allusions et les sous-entendus, rarement de questions directes, ce qui était encore pire car cela me plongeait dans l’incertitude et me laissait tout imaginer. Mais que savaient-ils vraiment ? m’avaient-ils vu ? avec qui ? quand ? Je savais également que certaines personnes se faisaient une joie d’aller raconter chez qui elles m’avaient vu, à quel endroit, et avec telle ou telle personne. Des âmes charitables pensant bien faire mais qui ne faisaient qu’accentuer mon sentiment d’être épiée en permanence. Je me sentais espionnée, je redoublais d’attention.

Parfois, le week-end, nous allions aux puces de Clignancourt pour s’acheter des fringues ou des disques, le premier, je m’en souviens encore, était celui de Joe JacksonI’m the man, super album. J’y avais déniché également une veste en cuir noire, usée, élimée, je la trouvais magnifique, ma mère la haïssait. Elle avait fini par la jeter. Nous traînions aussi au forum des Halles à Paris, surtout pour se fournir, d'ailleurs nous avions été contrôlé, nous détenions tous du shit sur nous, les flics nous avaient sermonné mais finalement laissé partir.

Au printemps 1980, j’ai commencé à voler les comprimés de ma mère, du Temesta et d’autres médicaments dont je ne me souviens plus le nom, qu’elle utilisait pour se détendre et dormir la nuit, mais malgré ses traitements, j’entendais toujours des bruits sourds et réguliers venant de leur chambre, elle se tapait encore la tête contre l’oreiller. Ca m’angoissait; dans le noir, ce son était pesant et troublant, il me réveillait à chaque fois, j’imaginais les pas sourds d’un fantôme érrant dans les pièces de la maison. Je n’ai jamais su pourquoi elle faisait cela mais je pressentais que c’était pathologique. A cet âge-là, j’évoquais déjà la nature complexe et démesurée de ma mère en expliquant qu’elle était une tragédie de Racine à elle seule. Je la détestais mais je ne comprenais pas pourquoi.

J’avais débuté en lui volant un demi comprimé, mais je ne ressentais pas grand chose, alors j’ai augmenté la dose, et puis de plus en plus. Ma mère m’en redonnait le soir pensant que je souffrais de crises d’angoisses. J’étais totalement déchirée. Le mois de Juin arriva, je fus dans l’incapacité d’aller en cours une seule fois, je séchais ou j’étais en arrêt médical, mon médecin m’avait couverte, peut-être à tort :

- “j’ai noté crises d’angoisses hein, mais on se comprend ?…” 

Bien sûr qu’il comprenait que je n’étais pas malade mais défoncée par les pétards, l’alcool et les cachets. Un bon cocktail explosif. La semaine qui suivit fût lunaire, je ne suis pas resdescendue pendant une dizaine de jours, dès le matin je commençais avec mon cocktail et le soir ma mère me donnait des cachets pour, pensait-elle, calmer mes crises de tétanie. Je suis restée seule chez moi pendant cette période-là, je n’étais pas apte à suivre les cours ni à faire quoi que ce soit d’autre. Mes parents, eux, travaillaient. Je serais incapable de dire combien de personnes ont défilé chez moi la journée, j’ouvrais la porte sans arrèt comme une automate, sans préter attention à qui rentrait et qui sortait. Je m’en foutais. La seule chose dont je me souviens c’est que je me suis retrouvée nue sous la douche, imposée par des amis dont je ne retrouve pas le visage, surement pour me secouer et me réveiller et je me rappelle également avoir joué du piano un matin en me levant.

Durant cet épisode, de très bonnes bouteilles de vin de mon père furent volées, ils retrouvèrent également des trous de cigarettes dans leur canapé et je laisse imaginer l’état de la maison. Nous y étions peut-être trois ou quatre, ou une dizaine, une vingtaine ? Impossible à savoir, je ne contrôlais plus rien et je ne connaissais pas toutes les personnes présentes chez moi. Par le bouche à oreilles, les jeunes de mon âge devait se dire qu'il y avait une bonne planque ou squatter. Le principal étant de trouver un lieu tranquille dans lequel nous pouvions nous défoncer sans être déranger, sans jugement, et écouter de la bonne musique, peu importait chez qui, avec qui et dans quel état nous étions. Un après-midi, alors que nous dansions chez mon amie Marylène, un pote n'avait rien trouvé de mieux que d'allumer son pétard en ayant son foulard imbibé d'eau écarlate, le feu est parti à une vitesse folle, le bout de chiffon brûlant est tombé sur le tapis en toile de jutte qui s'est embrasé d'emblée. Heureusement que nous étions plusieurs à étouffer ce départ de feu qui ne fît pas de victimes. Quelques heures auparavant, sous le poids d'un ami titubant, c'était le vaisselier qui s'était renversé de toute sa hauteur, étalant tous les débris de verre et d'assiettes à terre. Nous étions tous gravement irresponsables, le moindre de nos agissements frisaient les catastrophes en devenir.

Je fumais, buvais, sniffais et prenais des cachets de plus en plus. Malgré l’appartenance à un groupe et le fait de me sentir acceptée, un trouble plus profond me dévorait de l'intérieur, je ne le savais pas et je n’en connaissais pas la cause, mais la souffrance perdurait et je me risquais à n’importe quoi pour l’atténuer, l’effacer, la supporter. Tuer son propre corps est une façon d’abattre le mal.

Je n’avais aucune confiance en moi, les mots cassants et humiliants de mon père s’étaient enracinés dans tous les pores de ma peau, y développant toutes sortes de maux, de même que dans chaque partie de mon corps germaient des graines de peur, de sentiment d’infériorité et d’insécurité. Mon père avait fini par me museler et annihiler mon esquisse de personnalité. Je n'existais que conformément à lui et avec son autorisation. Je n’osais jamais prendre la parole, ni en public, ni lors de discussions, j’étais toujours persuadée de répondre de travers, de ne pas comprendre, de ne pas connaître, de ne jamais être à la hauteur. Pendant les cours, si un professeur m'interrogeais, j’étais tétanisée, paralysée; je tremblais de tout mon corps et aucun mot cohérent ne pouvait sortir de ma bouche. Même si je connaissais la réponse, je déclenchais inconsciemment mon “cerveau blanc” : j’étais prise d’une telle panique que dans ma tète, tout se bloquait instantanément, comme un blocage cognitif soudain. Je rougissais et transpirais, je sentais les jugements à mon égard et tous les regards braqués sur moi, me dévisageant davantage et augmentant par là même mon infirmité passagère. J’avais honte de ne pas avoir la force de répondre, de ne pas être comme les autres, de ne pas avoir cette capacité, cette pugnacité. 

Évidemment, les profs se gaussaient de cette situation pathétique et lamentable, certains en rajoutaient, le peloton d'exécution n'était pas assez sinistre.

Plus les jours et les années passaient, plus ces racines du mal s’intensifiaient et se propageaient en moi. Dans chaque conversation avec mon père, j’avais tort, je n’y connaissais rien. Comment, moi, adolescente, pouvais-je comprendre quelque chose en telle ou telle chose ? chaque musique que j’écoutais était bien gentille mais pas au niveau; chaque copain que j’avais n’était jamais assez bien pour lui; chaque note que je ramenais était trop faible ou douteuse, chaque vêtement que je portais suscitait des réactions de moqueries; chaque orientation que je souhaitais était refusé pour diverses raisons : pas assez bien payé, j’y arriverai jamais, c’était pas fait pour moi, etc…

Jamais rien n’allait. Jamais rien ne le satisfaisait. Dans ma tête d’enfant et d’adolescente, c’était le monde entier qui me renvoyait mon incapacité.

Jusqu’à ce que je quitte la maison, j’aurais eu peur toutes les fois ou je voyais arriver sa voiture au bout de l'impasse. Je ne savais jamais à quoi m'attendre et de quelle humeur il serait. Je restais à l'affût du moindre bruit qui pourrait dénoncer son état d'esprit du jour. Les clés jetées sur son petit meuble en bois, une porte claquée, des pas bruyant et lourds, signaient son agacement et sa mauvaise journée, je comprenais qu'il faudrait se faire oublier et rester... invisible. Dans ces cas-là, le couperet pouvait tomber à n’importe quel moment, et pour une raison insignifiante, le but étant que la colère et l’aigreur sorte et s’abatte sur une personne de la maison. Souvent moi et parfois ma sœur ou ma mère. L'imprévisibilité de ces mots assassins rendaient la maison très insécure pour moi, et l'enfant que j'étais, restait inlassablement aux aguets. C’est lui qui décidait, au jour le jour, de l’humeur de la famille.

Le manque d'intérêt et le désamour de ma mère ne m’aidait pas non plus, je ne peux pas dire qu’elle ne m’aimait pas, mais c’était à sa manière, elle pensait fermement qu’un enfant arrosé d’argent n’avait pas à se plaindre car il possédait l’essentiel. Je partageais des choses avec elle, ce serait exagéré de dire le contraire, mais je ne recevais pas de cet amour maternel dont j’avais tant besoin, pas d’affection, et un manque cruel de soutien et de reconnaissance, pire : elle se plaignait sans cesse de moi, je n’étais pas assez ceci, trop celà, ça ne lui convenait jamais. C’était moi qui ne correspondait pas à l’image qu’elle s’était faite de sa fille. Il fallait que je devienne ce qu’elle aurait voulu que je sois pour pouvoir briller en société grâce à ma personne. Je ne la servait pas, je lui faisais honte. Ma mère était narcissique, le monde devait tourner autour d’elle et satisfaire ses besoins égocentriques, il fallait qu’elle soit adulée en permanence. 

Quand j’avais la permission d’emmener une amie avec nous durant les vacances, la situation se retournait contre moi. Ma mère devenait soudainement captivée par les ressentis et les discours de mes copines, s’intéressant à leurs études, leurs petits copains, leurs sorties, leurs tenues vestimentaires et ne manquait pas une occasion pour me dire que je devais prendre exemple sur elles et que je n’étais définitivement pas à la hauteur.

Un évènement totalement anodin se produisit alors que nous étions en Ariège mais qui m’aura marqué tant la banalité d’un geste pouvait faire écho avec la violence verbale de mon père et le soutien indéfectible de ma mère pour lui : Un matin, alors que nous déjeunions tous ensemble, l’amie qui était partie avec nous cette année là, pris la motte de beurre et se mis à gratter le dessus avec son couteau, en la regardant faire, je redoutais le coup de canif verbal de mon père qui ne tarderait pas de tomber. Mon regard passait de l’un à l’autre, avec une inquiétude alarmante sur ce qui allait se passer. Mais à mon grand étonnement, mon père lui dit d’un ton très amical : 

  • C’est étrange cette façon de couper du beurre 

A laquelle mon amie répondu d’une façon tout à fait naturelle : 

  • Quand le beurre est dur, c’est plus facile comme ça

Et tout le monde acquiesça avec un grand sourire face à ma tête ébahie devant tant de compréhension et d’indulgence. C’est fascinant de constater combien cette scène, au demeurant banale, eut cet impact sur moi, au point de m’en souvenir plus de 40 ans plus tard, c'est dire la pression constante que j’avais sur mes frêles épaules.

Ma mère trouvait des qualités et des vertus que je ne possédais pas chez toutes mes amies, elles étaient sportives, travaillaient bien à l’école, s’habillaient correctement et dans le style de ma mère, avaient de la conversation, savaient plaisanter, étaient agréables… comme elle le confirmait alors : 

  • Ah ça change de toi !

Le verdict s’alourdissait, je n’étais vraiment capable de rien.

Au milieu de mes deux parents, j’étais complètement bancale, je n’y trouvais pas ma place.

le sentiment le plus profond que je ressentais était de ne pas déranger, passer inaperçue, rester invisible. J’éprouverai cela durant toute ma vie et ce dans tous les domaines. En couple, je n’oserais jamais faire des choses pour moi sans être certaine de ne pas gêner les envies et les besoins de l’autre, quitte à ne rien faire et rester dans l’attente d’avoir le droit. Au travail, je tenterais de m’effacer, d'être du même avis que mes collègues, je m'adapterais en fonction des humeurs de chacun, restant toujours gentille et compréhensive, persuadée d'être une usurpatrice, d'être mauvaise dans ce que j’accomplirais, sans même que les autres s’en rendent encore compte. Dans mes travaux de peinture également, les mêmes questionnements : qui pourrait être intéressée par ce que je produirais ? Quel intérêt pourraient avoir mes toiles comparées à tous ces artistes si talentueux ?

Dans tous les pans de ma vie, je ne me suis jamais sentie à ma place, toujours en faute, en trop, gênante, embarrassante, responsable et coupable.. mais de quoi ?

Au quotidien, c’est harassant, le moindre regard, sourire, réflexion, soupir trahissait pour moi l’agacement de l’autre, et systématiquement j’en étais coupable.

je vivais, ou plutôt je survivais en perpétuelle insécurité et culpabilité.

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