L'invisible - Chapitre 6
Nos parents ont toujours raison, quand on est un enfant, la norme, la raison et la vérité, ce sont eux. Quand un père vous assène de critiques violentes et mesquines quotidiennement, des moqueries sous-couvert d’ironie, c’est qu’il dit vrai, il a raison, c’est de votre faute, vous le décevez alors vous le méritez. J’étais nulle, je ne faisais rien à l’école, j'avais de mauvaises fréquentations, m’habillais comme une dévergondée, je ne ferais jamais rien de ma vie…ma pauv’fille. Tout ce que je disais était contredit, ce que j’aimais était remis en question, ce que je faisais dérangeait et n’allait jamais dans son sens, mes avis étaient puérils. Je faisais trop de bruit ou me tenait mal ou l'agaçais. Si je me taisais, ça n’allait pas non plus car je faisais la tête, mais quand je parlais, c’était trop fort. Mon look de jeune fille ne plaisait pas, ma coiffure non plus.
Je devais aimer ce qu’il aimait, me tenir comme lui, penser comme lui, aimer comme lui, parler comme lui, lire comme lui, manger comme lui, respirer comme lui.
Quant à ma mère, je lui avais gâché ses plus belles années en étant malade, je lui faisais honte quand je la rejoignais à son bureau, vêtue comme une mauvaise fille ou quand elle devait parler de mes résultats scolaires ou autres comportements de mon âge. Elle était dépitée de ne pas avoir engendré une copie d'elle-même à exposer avec envie sur la place publique. Une jeune fille, jolie et présentable, conforme aux normes de la bonne société, poursuivant les études prônées par eux-même, jouant du piano à la perfection et du tennis à haut niveau. Évidemment je n’étais rien de tout cela. J’ai entendu “mauvaise”, “bonne à rien”, “lymphatique”, “influençable”, “susceptible”, “impulsive”, “mauvais genre”, “pauvre fille”, “feignasse”, et j’en passe, ce dernier tombait quotidiennement, c’était leur critique favorite.
Tous ces jugements et dépréciations s’immiscaient dans ma tête, s’y logeaient au plus profond de mes entrailles pour ne plus en sortir. Je devenais ce que mes parents avaient décidé que j’étais. J’avançais, écartelée entre l’envie de porter un masque pour être aimée et le souhait de devenir la femme dont je révais.
Parmi mes amis, certains commencèrent à essayer d’autres drogues, plus dures celles-là, de la cocaïne ou de l'héroïne et des psychotropes type LSD, des champignons hallucinogènes, et autres cachets.La descente aux enfers, pour eux, se poursuivait, leurs états physiques se dégradaient, ils maigrissaient, titubaient, devenaient plus sales et surtout leurs yeux se creusaient et affichaient des cernes profondes et violacées, leurs regards se voilaient, hagards.
J’entrais en seconde, au lycée. Pas plus motivée, pas plus énergique. Encore un grand bâtiment moderne et froid, carré et rectangulaire, triste à mourir. J’étais une nouvelle fois séparée de certains de mes amis, les uns partis vers des CAP ou BEP, ou école privée, les autres, comme Jean-Marc quittant le cursus scolaire et allant déjà travailler sur Paris.
A son boulot, près des grands magasins, il fît la connaissance de deux sœurs, qui vivaient seules dans leur appartement, leurs parents étant partis pour plusieurs mois pour je ne sais quelle raison.
Évidemment, leur logement était devenu le lieu idéal de nos soirées. C’était prévisible. Un manège s’installa au fil de nos soirées : Les fumeurs de shit ou d’herbe étaient affalés dans le canapé du salon, pendant que les sniffeurs de cocaïne squattaient la chambre, et les derniers qui se piquaient avaient réquisitionné la cuisine ou se trouvait à disposition les petites cuillères. La drogue circulait de partout de manière naturelle, arrosée d’alcool à gogo. Nous passions nos soirées complètement défoncés. On riait, on philosophait, on dormait, on tombait, on vomissait. C’était l’essentiel de nos fins de journées, un spéctacle navrant. Nous n’étions que de pauvres marionnettes désarticulées tirées par des fils de cannabis, de cocaïne ou d'héroïne. Nos yeux s’enterraient dans le fond de nos orbites, nous donnant des aires d'outre tombes, pareils à nos joues creusées et minées, nos cernes marquées et gonflées dénonçaient nos folies et nos piètres états.
Au lycée, en semaine et en journée, on se droguait aussi, c’était sans fin. On dormait en cours, on ne travaillait pas, on ne révisait pas, on ne notait même pas les cours. Parfois, on ne se levait même pas, on séchait les cours, on se retrouvait au café du coin et on picolait. On basculait dans le vide, plus de notion du temps, ni conscience de quoi que ce soit, c’était le néant d’une réalité rejetée. Une sorte de monde parallèle qui nous apportait un semblant de réconfort, le leurre d’une vie intense et passionnante. Mais nous nous berçions d’illusions, on se pensait fort et invincibles mais nous étions tellement naïfs et fragiles. Il était plus facile de se réfugier dans ce monde fictif que d’affronter nos démons, nous ne savions pas comment faire pour les combattre et nous n’avions que cette issue à disposition. Nous tentions de fuir mais nous nous perdions nous-même. Nos souffrances d’adolescents en mal de vivre, refusant de quitter le monde de l’enfance, des rêves, des espoirs puérils, pour conquérir inéluctablement, sans retour possible, ce monde des adultes matures, graves et solennels, roulant sur les autoroutes de la vie, toutes identiques, se pressant, de plus en plus vite, refusant de voir le temps passer, niant leur capacité de penser, créant et jouant des personnages validés par les autres, sans écouter le bruit intérieur de leurs peurs, de leurs cris, de leurs douleurs et étouffant par la même occasion, le moindre souffle de bonheur. Je me suis souvent dit que j’enviais les personnes qui ne se posaient pas de question, qui suivaient leur chemin tracé sans sourciller, avec conscience du travail bien effectué, en reproduisant minutieusement ce qu’on leur avait enseigné, jusqu’aux codes de bonnes conduites. Ils connaissaient avec fierté ce qu’il se doit, et ce qu'il ne faut pas faire, sans chercher la moindre explication à ces injonctions, comme des automates.
J’aurais voulu cesser de penser, arrêter la machine en roue libre de mon cerveau, il m'épuisait et provoquait en moi une sensation de vertige et d'anxiété profonde.
Car c’était si complexe et harassant, chaque situation nécessitait un examen profond, une dissection alambiquée; de multiples interrogations surgissaient de toutes parts qui en suscitaient encore d’autres. C’était sans interruption, en continu, pour tout. Ces questionnements incessants provoquaient l’anxiété de la non-réponse, du vide abyssal. Comment tous ces gens pouvaient-ils boire un café en terrasse et déambuler dans la rue sans s’interroger sur leur finitude, sans prendre conscience de leur mortalité ? De la fragilité de leur vie ? de l'éternité du temps et de l’infini de l’espace ? Ils donnaient le sentiment d’une fausse sérénité alors que leur mort rodait plus ou moins près, comment pouvaient-ils en être inconscient ? Comment ignorer la futilité de leur existence qui, paradoxalement, la rendait si inestimable ? Comment ne pas hurler face au choix d’un seul parcours de vie ? Comment ne pas être terrifié par la décrépitude inexorable de la maladie et de la vieillesse ? Comment faire semblant de ne pas voir, de ne pas en avoir conscience, comme si tout cela n’existait pas ?
“Mais faut pas penser à ça !” “Va te changer les idées !” “T’as bien le temps de penser à ces sujets !” Comme si le fait de ne pas y penser les rendaient invisibles, les annihilaient. Tout était là devant nous et je semblais être la seule à le savoir, à l’appréhender, à chercher à comprendre, à l’apprivoiser.
Pour les adultes, le poids des responsabilités les compressaient déjà tant, qu’ils préféraient ne pas penser pour ne pas souffrir, ne pas avoir de regrets, faire comme si on ne mourait jamais, comme si nous allions lui échapper, comme si la vie était éternelle et qu’on avait bien le temps, comme si nous étions dupes…
Moi, Je désirais vivre, mais vivre vraiment et autrement, pas survivre, mais exister, ne pas reproduire la vie de tout un chacun qui me paraissait si monotone, si banale et routinière. Je voulais sentir mon coeur battre la chamade en permanence pour vibrer de cette énergie folle, m’envoler pour ne pas chuter, respirer intensément, s’impregner du moindre souffle de vie, obtenir les réponses, découvrir les terrains inconnus, expérimenter, créer, inventer, rencontrer, aimer passionnément; et naïvement, je croyais que tout cela était possible, je la revais cette vie, mais mon corps ne suivrait pas, ce n’était pas compatible avec mes fêlures. Mais j’y croyais.
Je redoublais ma deuxième seconde. Je continuais de m'enliser.
Au lycée, je luttais pour tenter d’étudier comme les autres mais cela ne fonctionnait pas, je n’arrivais pas à me concentrer, ma capacité d’attention sur un même sujet était courte et je partais inéluctablement vers d’autres reflexions, et d’autres encore. Je n’arrivais pas à me stabiliser sur l’étude d’un seul devoir, je partais systématiquement vers plusieurs domaines en même temps, puis je revenais à l’initial et ça repartait. C’était épuisant, je ne comprenais pas pourquoi. Mes parents non plus, ils ne tentaient pas d’entendre mes difficultés, partant du principe que c’était du cinéma, que je n’arriverais jamais à rien, que c’était une question de volonté, que je n’avais aucune ambition, j’étais toujours coupable. Sans compréhension, ni soutien, ni écoute réelle, je partais à la dérive. Je me sentais incomprise, en décalage total, incapable, nulle.
Pour couronner le tout, un professeur de français, qui était également mon professeur principal, me prît en grippe. Je ne comprenais pas car en cours, même si je ne travaillais pas beaucoup, je ne dérangeais jamais le cours, je n’étais pas une élève indisciplinée, je luttais plutôt de toutes mes forces pour me faire oublier. Mais il jugeait que j’étais trop sage et sans intérêt pour lui. Il avait dit à ma mère, en début d’année de redoublement, que même si je travaillais, il ne me ferait jamais passer en première. C’était une injustice terrible, mais j’en pris bonne note.
Je ne me suis jamais sentie à ma place, ni dans ma famille, ni en cours, ni parmi mes amis. Avec mes parents, je me situais “à côté”, semblable à une valise qu’on porte, mais pas “avec eux”, comme faisant partie de leur vie. Les amis, pour la plupart, n’en étaient pas. Afin d’être acceptée par tous, je m'efforçais de jouer un rôle partout où j'allais. Ma lutte de chaque instant se réduisait à me fondre parmi les autres, être reconnue, admise, aimée. Mais qu’est-ce qu'être toléré et apprécié par tous si on n’est pas soi-même ? Cela ne vaut rien, ce n’est, ni plus ni moins qu’une soumission. Car au fond de soi, on sait que ce n’est qu’un masque, on ressent notre différence comme un handicap invisible, quelque chose qui cloche, qui ne résonne pas avec les autres. Se sentir toujours proche de, mais jamais en phase.
Plus j’avançais en âge et plus je ressentais ce décalage.
Je subissais un sentiment d’imposture manifeste, au fond de moi, je sentais que je n’étais rien et que je jouais à faire semblant du contraire. Je portais les habits des autres, me tenaient comme eux, je mimais leurs gestes, leurs postures, leurs avis, je reproduisais chaque domaine, persuadée de mon vide intérieur et de mon inconsistance. Je n’existais pas, je dépouillais mes semblables, je n’étais qu’un pantin désarticulé dont les autres tiraient les fils. Je vivais sous influence, j’errais sous emprise. Rien ne m’appartenait. Je redoutais l’instant ou je serais démasquée, ce moment où on m’ôterait ce déguisement factice qui révèlerait à la face du monde ce vide désolant.
Cette année-là fût sensiblement la même que la précédente avec son lot de défonce habituelle et d’alcoolisation. Dans nos soirées, nous flirtions avec n’importe qui, n’importe quoi; la liberté sexuelle, dont nous avions hérité des années 70, continuait de battre son plein. Même si nous n’adhérions pas à toutes ses formes, nous faisions semblant d'être en accord pour s’aligner à la tendance.
J’étais sortie avec un autre Jean-Marc, moins bienveillant que celui que je connaissais, il ne m’attirait pas plus que ça, mais à défaut, je lui plaisais donc j’y allais. Nous étions chez un ami, nous avions déjà fumé et bu en conséquence, et il m’invita avec insistance dans une des chambres encore disponibles, Il me tirait par le bras, je titubais en le suivant, sans bien comprendre ou j’allais.
Je me retrouvais assez rapidement sur le lit, il m’arracha ma chemise et me broya les seins avec toute sa fougue, me faisant taire avec sa langue, puis il plongea sa main dans mon jean dont il avait au préalable ouvert la braguette. Tout son corps m’écrasait, il était lourd, je ne pouvais plus bouger, à peine respirer tant il me comprimait la cage thoracique de tout son poids, il fît pénétrer ses doigts dans mon vagin et entreprit de violents allers-retours. Il me faisait mal, j’avais la sensation d’un arrachement à chaque aller retour, mais je n’osais rien dire car je pensais qu’il ne se rendait pas compte ou qu’il estimait surement me faire plaisir.
Ne pas déranger, jamais.
La peur de le contrarier était trop présente. C’était une vraie brute, j’avais envie de sortir de là et m’enfuir mais j’étais trop défoncé pour réagir et soulever son corps. J’ai serré des dents et j’ai pris ce mal en patience.
Heureusement, du fond de cette scène sordide, j’entendis une amie m'appeler, elle me cherchait, elle frappa à la porte de la chambre avec insistance. Le type énervé se stoppa net en grommelant, se releva, me libera et j’en profitais pour me sauver.
Elle venait de me délivrer du pire, si tant est que le pire n’était pas déjà fait.
Cette libération sexuelle n’aura pas fait que du bien, trop de jeunes filles se retrouvèrent dans des situations similaires voir pire, on se laissait embarquer par cette fausse émancipation qui provoquait des dégâts difficilement réparables mais “acceptés” sous couvert de cette liberté. On ne pouvait ni se plaindre, ni en parler sans passer pour une coincée ou une sainte ni-touche.
Je crois que dans ces années-là, beaucoup de femmes ont supporté l'insupportable. Pour ma part, je tolérais et ne disais rien pour paraître comme une jeune femme libre et tenter de faire croire que j’agissais en toute conscience, bien sûr il n’en était rien, et c’était même tout le contraire : je subissais bien plus que je n’en disais.
Nous avions, pour la plupart, des choses à régler, mais nous ne savions pas du tout comment les gérer. Parmi mes amis, beaucoup étaient bancales comme moi, issus soit de famille violente, soit ayant un parent alcoolique et démissionnaire, un autre divorcé et ayant abandonné ses enfants, untel décédé dans un accident de voiture, ou une homosexualité difficile à vivre et interdite par les adultes.
Nous ne disposions pas des bonnes clés et la drogue était un très bon moyen de s’évader et d'alléger nos angoisses. Mais à l’instar d’un boomerang, le retour fût violent.