Mon roman - L'invisible


L'invisible - Chapitre 2

 

A l’âge de cinq ans, nous avons emménagé à Roissy en Brie, nous restions en banlieue parisienne mais plus éloignés de Paris, notre ORL avait prédit à mes parents que l’air y serait meilleur pour ma santé. Soit.

Mes parents venaient d’acheter un pavillon, dans ces résidences ou toutes les maisons se ressemblaient, ces quartiers étaient apellés “les villages anglais”, certaines batîes en briques rouges apparentes, d’autres peintes en blanc, quasiment toutes mitoyennes et bénéficiant de jardins attenants. La nôtre se dressait au fond d’une impasse, blanche avec les volets verts foncés. La façade donnait sur un rond-point engazonné sur lequel se dresserai plus tard un sapin planté par un de nos voisins. De face, notre maison comprenait un garage sur la droite, la porte d’entrée au centre et la grande fenêtre du salon qui donnait sur un petit parterre de plantes. Derrière la maison, nous bénéficions d’un jardin de taille moyenne qui bordait une grande forêt.

Quand nous rentrions dans la maison, on trouvait tout de suite à droite les toilettes qui faisaient face à l’escalier en bois desservant à mi-étage le bureau de mon père, puis en haut, trois chambres et une salle de bain. Au rez-de-chaussée, face à notre porte d’entrée, se trouvait un mini couloir avec lave-main et placard qui accédait sur le salon-salle à manger en forme de L, puis tout au fond, une grande cuisine très lumineuse.

Le jardin de mes parents jouxtant la forêt était très calme, c’était la vue que j’avais depuis ma chambre, celle que j’avais étant petite, j’en changerais plus tard, adolescente, pour avoir la vue sur l’impasse.

Le salon était assorti d'une cheminée qui nous réchauffait tout l’hiver et dans laquelle nous faisions cuire des pommes de terre dans un diable. Nous les mangions avec du sel et du beurre, tout simplement, et c’était délicieux.

Dès l’entrée de cette pièce, sur la gauche, se tenait une bonnetière ancienne dans laquelle mon père conservait son précieux trésor : une platine, un ampli, une radio mais surtout toute sa collection de vinyles. C'était un vrai mélomane, surfant sur tous les styles musicaux, de l’opéra à la variété, en passant par le rock, le reggae, le jazz, la musique classique, mais aussi des groupes et orchestres d’autres pays. Rien ne lui échappait, il écoutait de tout, du moment que c’était qualitatif pour lui.

La première chose que faisait mon père en se levant le matin était de lancer la musique et l’éteindre était la dernière chose qu’il accomplissait dans sa journée, nous étions bercés sans interruption du matin au soir par les disques qu’il mettait ou la radio qu’il allumait, toujours FIP.

J’ai grandi aux sons de Queen, Hendricks, Santana, Bowie, Les Rolling Stones, JJ Cale, Elvis Presley entre autres, du jazz, Miles Davis,  Billie Holiday, Louis Armstrong, Nina Simone, Ray Charles, de l’opéra, Puccini, Verdi, Bizet, les voix de Maria Callas, Luciano Pavarotti, Placido Domingo, José Carreras, de la musique classique, Mozart, Beethoven, Franz Liszt, de la variété française, Jacques Higelin, Jacques Brel, Georges Brassens, Georges Moustaki, Barbara, Claude Nougaro, etc… Pour ne citer que ceux-là, mon père avait une discographie d’une richesse vertigineuse.

Grâce à cette imprégnation musicale, elle a pris une place vitale dans mon ADN, je ne peux pas m’en passer. Elle fait partie de mon âme. Elle s’infiltre en moi dans tous les pores de ma peau, dans ma tête, me donne la chair de poule, me fait frémir, pleurer, rire, vibrer, chanter, comme dans une transe indigène. Sans elle, je survis, avec elle, je frissonne et je vis. N’importe où ou je vais, quelque soit le lieu et avec qui que ce soit, quelque soit l’importance de l’endroit ou de la conversation en cours, si une musique que j’aime passe en fond, je suis littéralement absorbée par elle, je ne peux plus rien entendre d’autre, je quitte la discussion et la personne avec laquelle je suis, je n’ai plus que l'ouïe qui fonctionne, prioritaire, mes autres sens lui laissant la place. Lorsque je me dois de faire semblant d’écouter autrui, je sens la frustration monter car je ne peux abréger cette conversation pour pouvoir me laisser envahir par la mélodie. C’est plus fort que moi.

Je ressens une insatisfaction identique quand je tente de faire écouter un morceau d’une musique qui me touche particulièrement et de constater que la personne ne prend pas la peine, n’écoute pas, ne s'arrête pas de discuter pour dresser l’oreille et se laisser bercer, absorber et tenter de comprendre cette vibration musicale. Ce n’est pas le fait qu’elle puisse ne pas apprécier, mais surtout qu’elle ne tente même pas de s'interrompre un court instant et se laisser porter. Comment peut-on passer à côté d’un tel plaisir ? Comment peut-on se foutre d’un univers aussi riche, ardent, vertigineux, oui je vais le dire : orgasmique ?! Je ne comprends pas qu’on ne ressente pas la même chose que moi.

Mon père avait une oreille incroyable, il pouvait reconnaître le chef d’orchestre quand il écoutait un concert de musique classique. Très souvent, il nous sommait de nous taire en levant le doigt et nous disait “Chuuut…. écoute ça !”

Je dois admettre que l’héritage musical qu’il m’a transmis est un véritable trésor par sa diversité mais aussi par la transmission de sa capacité d’écoute, pouvoir prendre le temps d’entendre chaque note, chaque couplet, chaque instrument et la mélodie qui nous berce et nous fait vibrer mais aussi la force, l’amplitude et la pureté des voix. Quand mes amis, plus tard, viendront dans ma maison, ils seront tous frappés par la richesse des vinyles de mon père.

J’ai toujours pensé qu’il aurait aimé faire carrière dans la musique, d’ailleurs, plus jeune, il jouait de la clarinette et faisait partie d’un groupe de jazz, il a dû tout lâcher pour travailler de manière responsable et adulte de la façon dont il avait été élevé. Je reste persuadé qu’au fond de lui, ce fut un regret de ne pas avoir persévéré.

Il avait commencé sa carrière par être chimiste, puis avait grimpé les échelons pour devenir chef de projet Europe chez Corona, une entreprise de peinture industrielle qui fût rachetée par la suite par la société américaine PPG.

Mon père était un bel homme, il était grand, mince, les cheveux bruns et une moustache. Il avait beaucoup de charisme et s’habillait avec classe. Il était très cultivé, lisait beaucoup, des livres, des journaux et des magazines de divers bords politiques (il disait avec raison que pour être le plus objectif possible, il fallait lire la presse de gauche et de droite)

Il impressionnait beaucoup, il pouvait être cassant, distant et froid, avec ce regard perçant et son ton glacial, mais il savait aussi être empathique, généreux, drôle et sensible. Tout dépendait des personnes qu’il fréquentait, du moment et de ses envies. C’était très aléatoire.

Je ne sais pas si je le connaissais réellement, il semblait inaccessible et son comportement avec moi, et plus tard avec ma sœur, était tellement changeant qu’on ne savait jamais à quoi s’attendre. C’est très déstabilisant et insécure pour un enfant.

Au-delà des mots qui savaient être très rabaissants, il existait chez mon père une attitude, des signes, un regard, un claquement de langue qui signaient l’exaspération que pouvait engendrer notre comportement sur lui, en toute occasion, à chaque moment de la journée.

J’avais très peur de lui, et à chacun de ses avertissements, je me raidissais comme une statue, immobile, même ma respiration se faisait imperceptible.

Malgré tout, je l’aimais passionnément, pour sa mélomanie, son érudition, les débats que je pouvais avoir avec lui, même s' il fallait qu’il ait toujours raison, son charisme et son élégance, et plus tard, je découvrirais sa sensibilité. 

Il paraît évident que pour avoir cette capacité d'écoute et de ressenti pour la musique et cette passion pour la littérature, il fallait être doté d’une grande sensibilité. C’est juste qu’elle était camouflée sous une armure infaillible.

Mes grands-parents habitaient dans la même ville, une maison sur sous-sol dans une résidence pavillonnaire plus ancienne, datant des années 70, avec un grand jardin derrière, dans lequel se dressaient des cerisiers, des lilas blancs et mauves, des hortensias, des poiriers et pommiers, et même un potager. Mes plus beaux souvenirs d’enfance sont dans cette maison.

Ma grand-mère était espagnole, née à Guecho, pas très loin de Bilbao, le 24 décembre 1913 à minuit, d'où son prénom Maria Nativitad (Marie nativité), et arrivée en France à l'âge de 2 ans. Marie était belle, elle mesurait 1m66, ses cheveux noirs coupés assez courts et ondulés entouraient son visage avec volupté, son sourire communicatif irradiait son joli minois mais elle pouvait également avoir un regard très perçant et hautain qui tenait les gens à distance. Je pouvais deviner d'où mon père tenait ça. Beaucoup de monde la craignait, ses yeux ronds et noirs écarquillés qui vous dévisageaient de haut, accompagné de son ton et de son répondant qui immobilisaient sur place n’importe quel individu. Un petit bout de femme qui savait se faire respecter avec des expréssions que je n’ai jamais entendu ailleurs comme : “mieux vaut ètre pris pour un vache que pour un con”. ou encore “A quel étage il faut monter pour te dire merde !”. Elle avait un sacré caractère et les gens ne s’y frottaient pas trop. Excepté moi.

Arrivés en France en 1916, sa famille s’installa en banlieue parisienne, dans des baraques en bois bâties à la hâte et avec ce qu’on avait sous la main pour loger les immigrés espagnols arrivés en nombre.

Marie avait perdu un enfant avant mon père, une fille, morte quelques jours après sa naissance, elle m’expliquait avoir été entièrement déchirée durant cet accouchement, et malgré la souffrance endurée, quelques années plus tard, elle donna naissance à mon père en 42, qui resta fils unique.

Lorsque je suis née, fille aînée et la première de la famille, elle m’a tout de suite considérée comme sa fille de remplacement. Elle me donnait tout, me passait tout, elle m’adorait autant que je l’aimais, elle fût ma véritable mère.

Elle avait cette affection, cet amour tendre et doux, compréhensif, cet amour démesuré de celle à qui on avait arraché l’enfant dans son ventre pour s’éteindre quelques jours de vie plus tard. Un énorme traumatisme dont elle pansa les plaies grâce à moi.

J’ai toujours le souvenir de sa peau, de son odeur, le moelleux de son ventre et de sa forte poitrine contre laquelle je me blottissais comme un chaton lové sur le bedon de sa mère.

Sur leur canapé, quand nous regardions la télé le soir, allongée de tout mon corps avec ma tête qui reposait sur ses genoux, notre soirée s'accompagnait toujours de morceaux de chocolat ou de bonbons à la menthe Vichy. Je revois cette boite en métal couleur écru avec son liseré bleu, indiqué dessus “Pastilles Vichy-Etat” au côté duquel était posé la tablette de chocolat au lait. Seule la lumière bleutée de la télévision dansait sur les murs à la manière d’un foyer de cheminée jetant ses flammes. Le mème état hypnotique nous envahissait, finalement c’était notre feu de foyer à nous. Ces moments de douceur resteront dans mes souvenirs les plus chaleureux.

Elle nous préparait des plats que j’adorais, mon préféré était le riz au gruyère, avec plus de fromage que de riz, et suffisamment de beurre. Je n'ai jamais réussi à refaire ce même plat, pourtant très simple, mais son goût délicieux n’a jamais égalé le sien. Elle réussissait très bien le petit salé aux lentilles, le pâté de tête, les escargots, la salade de pissenlits, la purée maison (je n’ai jamais compris pourquoi mon grand-père préférait la Mousseline !) et tant d’autres…

Elle cédait à tous mes caprices et ne savaient que faire pour me rendre heureuse, pour le goûter, elle me faisait souvent le fameux pain beurré au chocolat, mais aussi du lait sucré Nestlé à demi bol avec autant de Nesquick ou de Banania, ou bien elle achetait des berlingots de lait sucré aromatisé au chocolat, pistache, fraise, etc… Un vrai délice ! Le soir, pour le dessert, elle sortait la grande barquette de Danette au chocolat du réfrigérateur et mon plaisir était de plonger ma cuillère directement dedans pour déguster ce nectar.

Eté comme hiver, Marie portait toujours son tablier et des pulls très fins avec les manches qui arrivaient au-dessus des coudes. De mémoire, il me semble ne jamais l’avoir vu avec des manches longues, elle avait toujours chaud, “le sang latin” disait-elle.

Quand nous tentions de lui offrir un gilet à Noël, il finissait dans le fond de l’armoire, avec son papier cadeau d’origine. A son décès, nous avons retrouvé tous ces gilets ou pulls encore emballés. C’était peine perdue, elle s’habillait toujours avec les mêmes vêtements, reprisés par ses soins si besoin. Les gens qui avaient connu la guerre se satisfaisaient du strict nécessaire.

Elle me parlait souvent de cette période, des Boches ou de la Gestapo, des rafles de juifs, des tickets de rationnement, des privations de toutes sortes. Cette période de guerre l’avait traumatisée, elle partageait avec moi la peur qui s’était ancrée en elle, en me racontant les atrocités que les allemands avaient fait subir aux personnes juives, homosexuels, handicapés, résistants, etc… Ce sont ces mêmes histoires qu’elles me racontaient le soir pour m’endormir, prenant l’ascendant sur des comptes pour enfants.

Elle me chantait aussi souvent “Les roses blanches” : 

 “ C'était un gamin, un gosse de Paris. Pour famille il n'avait qu'sa mère. Une pauvre fille aux grands yeux rougis. Par les chagrins et la misère. Elle aimait les fleurs, les roses surtout. Et le bambin tous les dimanches. Lui apportait de belles roses blanches. Au lieu d'acheter des joujoux. La câlinant bien tendrement. Il disait en les lui donnant. C'est aujourd'hui dimanche. Tiens ma jolie maman. Voici des roses blanches. Toi qui les aimes tant. Va, quand je serai grand. J'achèterai au marchand. Toutes ses roses blanches. Pour toi jolie maman. Au printemps dernier le destin brutal. Vint frapper la blonde ouvrière. Elle tomba malade et pour l'hôpital. Le gamin vit partir sa mère. Un matin d'avril parmi les promeneurs. N'ayant plus un sou dans sa poche. Sur un marché, tout tremblant le pauvre mioche. Furtivement vola des fleurs. La marchande l'ayant surpris. En baissant la tête il lui dit. C'est aujourd'hui dimanche. Et j'allais voir maman. J'ai pris ces roses blanches. Elle les aime tant. Sur son petit lit blanc. Là-bas elle m'attend. J'ai pris ces roses blanches. Pour ma jolie maman. La marchande émue, doucement lui dit. Emporte-les, je te les donne. Elle l'embrassa et l'enfant partit. Tout rayonnant qu'on le pardonne. Puis à l'hôpital il vint en courant. Pour offrir les fleurs à sa mère. Mais en le voyant, tout bas une infirmière. Lui dit "tu n'as plus de maman". Et le gamin s'agenouillant. Petit, devant le petit lit blanc. C'est aujourd'hui dimanche. Tiens ma jolie maman. Voici des roses blanches. Toi qui les aimais tant. Et quand tu t'en iras. Au grand jardin, là-bas. Toutes ces roses blanches. Tu les emporteras”

 Les paroles de cette chanson sont magnifiques mais tellement tristes, elles arrachaient mon cœur d’enfant à chaque fois qu’elle la fredonnait.

Par ces différents biais, je comprenais que ma grand-mère portait en elle de terribles souffrances. En plus d’avoir perdu sa fille, elle avait dû élever sa sœur Béatrice, à la mort de sa mère, qui avait à peine 15 ans. Un de ses frères était porté disparu et un autre avait été assassiné alors qu’il n’avait que 18 ans. Marie m’avait raconté que c’était un mauvais garçon qui “avait des filles” et qui avait été tué lors d’un règlement de compte. Je n’ai jamais su si c’était vrai mais son dernier frère, lui, avait bien fait un séjour en prison.

Je n’ai jamais su si les circonstances étaient réellement exactes car personne n'en parlait dans la famille, c'était un secret inavouable, une honte portée par chacun.

En plus de ces faits immondes qu’elles me racontaient sur la guerre et qui me glaçaient le sang et épouvantaient mes nuits, les jours étaient bercés par d’autres inquiétudes toutes aussi effrayantes. En effet, ma grand-mère était asthmatique. Chaque fois qu’elle faisait une crise, elle se mettait à tousser, tousser, tousser, tousser… sans pouvoir reprendre sa respiration. Elle passait du rose au rouge puis au violet, à cette dernière étape, je courais me réfugier dans ma chambre, plongeais dans mon lit, me couvrant la tête d’un oreiller, m’enfonçant jusqu’à disparaître, pour ne plus l’entendre et, surtout, ne pas la voir mourir. C’était une peur terrible, André accourait pour lui tapoter dans le dos, lui donner sa Ventoline et elle terminait sa toux gisant au sol, le visage bouffi, les yeux rougis et larmoyant au milieu de sa peau lie-de-vin. Je redoutais de la perdre à chacune de ces crises et imaginer la voir mourir me tétanisait. Cela se produisait plusieurs fois par semaine lorsque j’étais enfant, mais heureusement un nouveau traitement médicamenteux améliora nettement sa maladie les années qui suivirent. Pour ma peur, en revanche, aucun remède ne l’atténua.

Mon grand-père, lui, est né en 1907, il était grand, mince, il ne parlait pas beaucoup, les mots qui sortaient de sa bouche étaient rigoureusement sélectionnés, il ne parlait pas pour ne rien dire, les mots avaient leur importance, mais son regard malicieux le dénonçait. Dans mon esprit d’enfant, je le voyais comme un Sage. Ma grand-mère me répétait sans cesse que je le préférais à elle, ce qui était faux, je les aimais autant l’un que l’autre, elle prêchait le faux pour savoir le vrai. Je sais qu’il en imposait aussi, on le craignait, même dans notre famille, mais moi c’était un immense respect que j’avais pour lui et tellement d’amour. Malgré leurs personnalités à tous les deux, ils ne m’ont jamais fait peur, je reconnaissais chez eux cette carapace pour imposer le respect, mais avec moi, cela ne fonctionnait pas, ils m’aimaient trop pour jouer aux pères et mères Fouettard. Marie tentait bien de se servir de son martinet planqué sur le haut de son réfrigérateur, qu’elle utilisait pour m’effrayer et tenter de me faire obéir, parfois elle me courait derrière avec l’arme redoutable à la main, je jouais ce jeu idiot sachant très bien que jamais elle ne me frapperait. Je finissais toujours par avoir gain de cause, mais je les estimaient trop pour en abuser.

André, lui, souffrait d’une bronchite chronique, il toussait gras, expectorant et raclant ses glaires coincés dans ses bronches pour les cracher dans son mouchoir en tissu à carreaux bleu et blanc. Lui aussi se calmait à coup de ventoline.

Ayant sauté une classe, je commençais ma rentrée scolaire en CP à l'âge de cinq ans. L’école primaire dans laquelle j'avais été admise se situait à une centaine de mètres de chez eux. Ma grand-mère venait me chercher tous les jours à 16h30 avec une religieuse en chocolat, je n’ai jamais retrouvé le goût de cette crème onctueuse, divine et chargée en cacao, parce que je crois que les goûts de notre enfance sont chargés des émotions qui l’accompagnent, la fameuse “Madeleine de Proust”. Il nous est donc impossible de revivre ces doux moments avec autant d’intensité. Il nous faudrait, pour cela, déguster un gâteau identique en revivant le même épisode, pour que nos sens fassent ressurgir ce panel d’émotions. Ma religieuse contenait autant de chocolat que d’amour, de tendresse et d’attention toute particulière à cette sortie des classes. Marie se tenait là, tous les jours à la même heure, derrière le portail en fer vert de l’école, avec son sourire radieux, celui qu’on lui jalousait, tellement il illuminait son visage, guettant avec impatience, le petit paquet de la boulangerie à la main. Assise à mon pupitre, le regard déjà tourné vers la fenêtre, je scrutais la sortie. Lorsqu'enfin la cloche retentissait, finalement libres, je me précipitais dans la cour, et quand nos yeux se reconnaissaient enfin, nos sourires, à toutes deux, rayonnaient à l’unisson. Lorsque je croquais dans ma religieuse, rien ne pouvait remplacer cette explosion de saveurs, d’émotions et de joie. 

Le mardi soir, n’ayant pas d’école le lendemain, je dormais chez mes grands-parents. C’était plus pratique pour moi et mes parents, et cela me permettait de faire la grasse matinée. J’avais une chambre pour moi, elle était paisible et donnait sur le jardin, avec la vue sur les cerisiers et sur la balançoire. De mon lit, je pouvais voir le mouvement du vent balançant les branches et les feuilles, secouant par intermittence les magnifiques fleurs d’un rose pâle et faisant virevolter ses pétales offrant un spectacle poétique au printemps. Comme un feu d’artifice au ralenti animé de pastels roses. Cette chambre comprenait un lit deux places et une armoire trois portes dont deux en miroirs et des dessins encadrés de petits bonhommes naïfs sur les murs. Lorsque j’étais petite, il arrivait souvent que ma grand-mère dorme avec moi, pour me rassurer je pense. Je me suis souvenue bien des années plus tard, qu’elle posait sa main sur mon sexe bombé et doux comme du velours, sans rien faire de plus, je supposais que c’était par volonté de le proteger. J’étais trop petite et innocente pour comprendre que ce geste était déplacé. Quand on n’a aucune expérience, comme un enfant, on pense que ce qu’on vit est la normalité.

A l’arrière de la maison, là où se tenait le jardin le plus conséquent, se dressait cette grande balançoire et un banc adossé à la façade, à côté de l’escalier qui montait à l’étage de l’habitation. Je passais des heures et des heures à me balancer, plus je prenais de la hauteur, plus je voyais les toits des maisons qui jouxtaient la nôtre, je pouvais aussi apercevoir, par dessus la haie de thuyas déjà immense, le haut du grand sapin qui dominait une partie de la ville et qui, à chaque Noël, brillait et clignotait de milles couleurs. Il me semblait géant, il était magnifique et majestueux. A cette époque, les décorations de Noel apparaissaient à la mi-décembre, ce qui les rendaient fugaces, précieuses et délicieusement uniques. Les rues s’illuminaient et notre sapin attendait avec empressement la venue du père Noël, pas autant que moi bien entendu. C’était féérique et magique. Aujourd’hui, le sapin a été rasé et les festivités dans les magasins, à la télévision et dans les rues, démarrent souvent fin-Octobre, ce qui rend cette attente interminable, languissante, perdant sa magie et son enchantement…

Sur ma balançoire, je refaisais le monde, imaginant qui je serais plus tard, si je devenais chanteuse ? ou danseuse ? une artiste ? ou si je changeais le monde, m’occupant de tous les nécessiteux ? ou si je partais découvrir le monde ? Mes réflexions partaient dans toutes les directions alimentées par tous les scénarios imaginables. Le vent me caressait la nuque et faisait tourner mes longs cheveux, cela me grisait encore plus, j’avais la sensation de voler. C’était beau et c’était grand. Cet espace m’appartenait, il était mon lieu de liberté et de réflexion, j’avais là cette sensation d'être inatteignable. Nous ferions des choses extraordinaires si nous pouvions réaliser tous nos rêves d’enfants.

Souvent, mes grands-parents s’installaient sur le banc adossé à la maison, avec leur chienne Diane, un Berger Allemand, couchée à leurs pieds. Ils me regardaient m’envoler avec envie, regrettant leur jeunesse échappée depuis bien longtemps.

André allait aussi cueillir les cerises, ramassait les pommes ou s’affairait dans son potager. Il passait du temps à s’occuper de ses fleurs, des rosiers, des hortensias et des lilas dont il faisait toujours de superbes bouquets pour Marie. Le temps passait avec lenteur, douceur et volupté.

Quand il pleuvait, je passais mon temps à lire, regarder la télé dans laquelle était diffusée L’île aux enfants, ou bien on discutait toutes les deux pendant qu’elle s’affairait pour le linge, le ménage ou la cuisine. A cet âge-là, le soir, je devais me coucher tôt, je gardais la porte de ma chambre ouverte pour me rassurer, j’avais la vue sur le couloir sombre dans lequel jouaient les lumières de la télé allumée dans le salon, seule lumière présente, les autres lampes étant éteintes par souci d’économie. Toute la maison était plongée dans la pénombre et ma chambre était au fond du couloir, dans le noir. Je fatiguais mes yeux à tenter de capter la plus petite parcelle de lumière bleutée qui gesticulait sur le mur du couloir et mes oreilles à détecter le moindre son de vie.

Tous ces mardis soir-là, étaient diffusés “les dossiers de l’écran”, la musique du générique me terrifiait et elle aura marqué toute une génération, tous les enfants de cette période devaient angoisser dans le fond de leurs lits et s’en souviennent sûrement encore. 

Comme j’avais peur dans cette chambre lugubre qui tentait de m’aspirer en son ventre, avec la complicité de mes poupées et peluches qui me regardaient avec diablerie et délectation, je rampais jusqu’au salon sans faire de bruit, me planquais derrière un meuble, pour me rapprocher mais aussi pour voir ce qui justifiait une musique si glaçante. La frayeur attire autant qu’elle fait fuir. Je suis convaincue qu’à plusieurs reprises, mes grands-parents devinaient que j’étais couchée derrière ce meuble, mais ils se taisaient, pardonnant et s’amusant de mon audace et de ma terreur.

L’habitation au 1er étage, n’était pas très grande, elle possédait une cuisine, un salon salle à manger, une petite salle de bain avec une baignoire sabot, des toilettes et deux chambres.Le pavillon bénéficiait d’un sous-sol de la même dimension. Celui-ci était obscur, on y accédait par un escalier en béton, dégageant une forte odeur de fuel, il comprenait un garage avec un établi, une cuve à mazout, un cellier et une pièce avec un lavoir conçu par mon grand-père et dont Marie se servait toujours malgré l’achat d’une machine à laver. De la même façon qu’elle lavait sa vaisselle avant de la mettre dans l’appareil prévu pour cet usage et qu’elle faisait le ménage avant que son aide ménagère n’arrive. Elle ne voulait surtout pas montrer une maison sale à une personne étrangère à la maison. Finalement, son aide ménagère, espagnole, était payée pour faire la causette avec ma grand-mère !

Marie travaillait, elle était secrétaire, elle avait commencé à l’âge de 13 ans. À l'époque, les salaires se donnaient à la semaine et son frère, le mauvais garçon, l’attendait à la sortie de l’usine pour lui voler l’enveloppe qui contenait son solde. Quand elle rentrait chez elle, elle se faisait battre par sa mère qui lui réclamait le salaire évaporé qui permettait, en partie, à sa famille de survivre. Sa mère était violente. Elle frappait régulièrement ses enfants. Marie avait le lobe de l’oreille déchirée, quand je lui en demandais la raison, elle m’expliqua qu’étant jeune, sa mère était en train de repasser et elle lui ordonna de ranger sa chambre. Mais comme souvent les adolescentes, elle avait osé émettre un soupir, alors sa mère, de rage, lui lança le fer chaud dans sa direction, ma grand-mère eut juste le temps de l’esquiver mais il se prit dans sa boucle d’oreille, lui arrachant le lobe au passage. Un coup parmi tant d’autres qu’elle me raconta.

La famille de Marie, immigrés espagnols, était très pauvre et pour survivre, sa mère faisait les fins de marché pour récupérer les fruits et légumes jetés, abîmés ou avariés. Elle était petite et maigre, mais avait suffisamment de force pour virer avec fracas les sans-abris qui osaient se réfugier dans le couloir de son immeuble pour y passer la nuit au chaud. Elle était acariâtre mais en même temps, elle avait la charge de quatre enfants, dans un nouveau pays dont elle ne connaissait pas la langue et dans un état de pauvreté avancé. Le père de Marie faisait ce qu’il pouvait pour nourrir sa famille, Il en fallait du courage !

André, mon grand-père, travaillait chez Dassault. Lorsqu’ils emménagèrent à Roissy, il partait en vélo et roulait une bonne vingtaine de kilomètres chaque matin et soir. Il était ouvrier spécialisé. On ne connaissait pas exactement son jour de naissance, son père aurait dû le déclarer à la mairie mais ayant pris une cuite qui dura une semaine sans dessouler, pour fêter sa venue, on avait fixé la date au 27 Décembre sans certitude. Il était issu d’une famille de 5 enfants, dont le père, alcoolique, n’assumait pas grand chose.